En terre inconnue

Cinq minutes avant de partir, j'entends une sorte de gémissement. Ce sont comme des bruits de dilatation, d'étirement, des craquements, des sons métalliques mais pas seulement. J'ai un peu de mal à définir exactement les organes concernés par ces plaintes sonores. Et bien, il ne s'agit que du train qui se réveille. On a l'impression qu'il ne veut pas partir et que l'homme le dérange dans son profond sommeil. 

C'est avec, à peine, une minute de retard qu'il s'ébranle doucement sur ses deux traits d'acier parallèles dont je ne distingue pas les extrémités. Lentement, il prend de la vitesse. Les bruits discontinus, entendu au moment du départ, ne font maintenant plus qu'un. Si je devais les caractériser, je dirais qu'il s'agit d'un refrain continu de Hard metal. Soudain, il s'arrête littéralement.

Nous n'avons parcouru qu'une centaine de mètres, tout au plus et pourtant il stoppe net.

Étrange, non ?

Serait-ce un faux départ comme un coureur pressé bondissant hors des starting-blocks, comme un Pur-sang anglais prenant le mors aux dents, à l'insu de son jockey ou encore d'un Malamute ou d'un Siberian husky fou de joie à l'idée de partir, arrachant ainsi le traîneau aux mains de son musher ?

Mais, non ! Rien de tout cela. Ni joie, ni torpeur, ni panne technique. C'est juste courant, habituel : la normalité.

Je vois quelques passagers monter à bord. Y aurait il une halte à moins d'un kilomètre du départ ?

Je m'aperçois que oui. C'est ainsi que je comprends, en moins d'une demi-heure, la signification exacte du mot omnibus à la Bulgare étant donné que je ne compte plus les arrêts, tellement, ils sont nombreux. Même leurs homologues roumains ne m'avaient pas fait pareille impression. Là, cela frise l'hilarité. Je pense que je vais passer plus de temps à l'arrêt qu'en mouvement. Au moins, il y a peu de risques qu'il ne déraille. Lorsque l'on observe l'état de la carcasse et de la machinerie, cela est, peut être, tout simplement préférable. Les deux uniques wagons qui le composent, se remplissent doucement. Je regarde par la fenêtre pour admirer les différents tableaux du paysage qui se succèdent les uns aux autres. Hélas, c'est impossible, nous sommes, encore, à l'arrêt. Je vais mettre plus de cinq heures pour parcourir, tout au plus, 260 km, distance qui sépare Bourgas de Plovdiv, la deuxième plus grande ville de ce pays. Elue capitale européenne de la culture en 2019, sa devise n'est autre que : "Plovdiv, une touche d'art et d'histoire".

Fort heureusement, l'intérieur du compartiment, avec ses fauteuils en tissu molletonné, est un peu plus aguichant.

Et puis, finalement, il se peut que je sois mauvaise langue. J'ai l'impression qu'il est, enfin, parti atteignant même sa vitesse de croisière. La plaine fertile de la Thrace soulignée de doux vallons défile, maintenant, devant mes yeux. C'est un tendre camaïeu qui s'offre à moi. Un mélange de vert d'eau, de vert bronze et de vert empire ainsi qu'un dégradé de jaunes pâles.

Le train se joue de moi. Il s'amuse à s'arrêter et à repartir. Je ne compte toujours pas les arrêts. De nouveau, il entre en gare. Je quitte momentanément les yeux de mon écran de téléphone pour lire la pancarte adossée au mur du bâtiment ferroviaire. Une fraction de seconde, j'ai l'impression d'avoir déjà vu ce nom. Mais, comment serait-ce possible ?

C'est la première fois que je mets les pieds en Bulgarie. Je me replonge dans mon écriture. Tout de même, cela continu de m'interpeller. Je prends donc mon billet écrit en cyrillique et il me semble lire le même mot. Mes yeux ont photographié comme avec la méthode globale étant donné que je suis bien incapable de déchiffrer quoi que ce soit. Je me lève d'un seul bond et demande, affolée, à la contrôleuse. Pour dire vrai, je ne demande pas véritablement, je me contente de lui tendre mon billet en scandant : "Plovdiv, Plovdiv".

Je comprends qu'il faut que je descende avant que le train ne reparte. Je récupère mes deux petits bagages à toute volée et dévale les marche-pieds pour me retrouver sur le quai. Il s'en est fallu de peu. Que s'est-il passé au niveau de mon cerveau pour que je réagisse ainsi, m'empêchant, in extremis, de me laisser porter vers une destination inconnue.

Je tends mon ticket à une Bulgare d'âge mûr. Elle ne parle pas l'anglais qui n'était certainement pas enseigné à son époque. Mon billet de train n'a, cependant, pas de secret pour elle. Cette dernière me fait comprendre qu'il faut attendre un autre train sur le quai contigu. Juste en comparant nos deux billets, je découvre grâce à elle, le numéro du wagon et de ma future place. Je viens de trouver, sur un simple quai de gare, ma petite maman bulgare qui me prend en charge : moi, l'étrangère totalement désorientée incapable de s'exprimer convenablement.

Je ne savais pas ce matin en quittant les rives de la mer Noire pour m'enfoncer dans les terres d'une Bulgarie authentique que je vous livrerais ces quelques lignes d'écriture.

Instants de voyage d'un premier trajet en train pour la terre inconnue du cyrillique.

Mardi 19 septembre 2023 - Bulgarie

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